Emmanuel Todd répond aux étudiants de l’ICES

11 avril 2023

Les étudiants du journal de l'ICES La Ruche ont interviewé Emmanuel Todd pour leur publication prévue au mois d'avril. Emmanuel Todd est anthropologue, historien, essayiste, auteur d’ouvrages reconnus comme "La chute finale" (1976) , "Après l’empire" (2002) ou encore "Les Luttes de classes en France au XXIe siècle" (2020). Son dernier livre, "La Troisième Guerre mondiale a commencé", s’est écoulé à 100.000 exemplaires en 2022 au Japon. En marge de sa conférence avec David Teurtrie intitulée "Ukraine : guerre européenne, guerre mondiale ?", il a répondu aux questions de cinq étudiants de troisième année de la Licence de science politique : Marina Bonnin, Zoé Chalet, Benoit de Lavignière, Arthur Ligney et Théo Bernard.

Selon vous, le conflit en Ukraine reflète-il la poursuite du déclin de la Russie ou est-ce une nouvelle illustration de son retour en tant que grande puissance ?

Emmanuel Todd - "Pour moi, la Russie est redevenue, – et c’est l’un de mes points d’accord avec David Teurtrie dans son livre, "Russie Retour de la puissance" (2021) – un pays avec une économie stabilisée qui retrouve sa force mais avec l’hypothèque du déclin démographique. (...) Si maintenant je vois le taux de mortalité infantile russe passer en-dessous du taux de mortalité infantile américain, je pense, par loyauté envers mon paramètre, que la Russie est devenue un système stable. Je ne perçois pas la Russie comme un système instable, expansif, je la perçois comme une grande nation qui reprend sa place et qui doit procéder à certaines rectifications de frontières pour que le monde redevienne normal autour d’elle. C’est un pays qui subit depuis des décennies des provocations américaines et européennes d'extensions en Ukraine, de l’Union Européenne sur le plan économique, et des Américains via l’OTAN sur le plan militaire.

Je perçois, en accord avec Mearsheimer, l’invasion de l’Ukraine comme une frappe militaire défensive et préventive pour que l’OTAN s’arrête. (...) La Russie a eu une première phase universelle, avec le communisme qui a séduit des pays entiers et une partie des intellectuels et des classes ouvrières dans le monde. Et puis il y a eu cet effondrement du communisme et ces années 1990 terribles durant lesquelles on a cru que la Russie allait se désintégrer.

Ce qui me fascine actuellement c’est de voir la Russie reprendre un sens universel très différent, avec une vision de la souveraineté des nations qu’on pourrait appeler néo-gaulliste. (...) Il y a une autre dimension universelle russe aujourd’hui, celle du conservatisme sociétal contre l'aventurisme sociétal de l'Occident. Je parle des mœurs, de la centralité des questions sexuelles dans la définition des individus, d’une conception du mariage...

Je suis absolument fasciné par la façon dont la Russie, qui séduisait un certain type de pays avec des structures familiales de type russe, séduit maintenant plus loin toutes sortes de pays qui se refusent à suivre ce qui est perçu comme un aventurisme dans le domaine des mœurs. Cela donne une situation tout à fait nouvelle où l'allié n'est pas simplement la Chine, le Vietnam ou la Serbie. On sent que la Russie séduit la Turquie d'Erdogan, l’Iran post-révolutionnaire, l’Arabie saoudite ultra- réactionnaire. (...) La grande surprise pour les Américains, et pour nous, c'est l'émergence d'un soft power conservateur russe."

Le conflit ukrainien a-t-il réellement une dimension idéologique et culturelle ? Dans quelle mesure cela rend-il ce conflit existentiel pour la Russie et pour les États-Unis ?