Portrait de Serge Schweitzer : « Moins l’intelligence adhère au réel, plus elle rêve de révolution »

23 mars 2020

Le 11 décembre 2019, l’Université d’Aix-Marseille a offert des Mélanges, recueil de travaux et d’articles universitaires, à Serge Schweitzer. Un hommage rendu par ses élèves, collègues et amis, à toute la carrière universitaire de cet économiste pluridisciplinaire, ainsi qu’à son attachante personnalité.

Serge Schweitzer, quel est votre parcours ?

"Je suis né dans une famille cultivée, certes pas aisée, mais pour qui les choses intellectuelles ont toujours compté plus que tout. Mon grand-père était docteur en droit de l’Université de Bordeaux et, en famille, nous discutions de sujets intellectuels matin, midi et soir. J’ai fait mes études chez les pères jésuites jusqu’en terminale.

Dans ma vie, les événements de mai 68 ont eu une importance cruciale. Nous avons assisté à un véritable naufrage de l’essentiel d’une génération ; nous avons vu des cohortes de normaliens devenir marxistes orthodoxes, maoïstes, partisans de Pol Pot. Cela laisse pantois sur la capacité des intellectuels à se tromper. Heureusement, Raymond Aron et quelques autres ont sauvé l’honneur.

C’est cette violence inouïe qui a donné naissance à mon engagement. Il n’y aurait pas eu 68, nous aurions été des universitaires classiques, et nous n’aurions pas pris des engagements intellectuels, spirituels, etc. Il fallait aller dans un camp ou dans un autre."

Serge Schweitzer, professeur à l'ICES
Serge Schweitzer, professeur à l'ICES
Serge Schweitzer participe à l'éducation des étudiants de à l'ICES

"J’ai suivi des études d’économie et de droit à Aix-en-Provence, 5 ans de droit jusqu’au D.E.S. de droit public, puis un D.E.S.S. de Finances et une thèse d’économie. J’ai démarré une carrière classique de chargé de TD et d’assistant pendant quatre ans, puis j’ai démissionné. Je suis parti dans le privé chez le principal fabricant d’hélicoptères civils au monde pour y faire tous les métiers. Puis, au bout de quelques années, je suis revenu à l’université.

J’ai toujours cherché à avoir des activités hors de l’alma mater, en faisant du conseil et de la formation pour des entreprises.

Grâce au recteur Larzul et à Éric Ghérardi, désormais président du conseil scientifique de l’ICES, j’ai pu professer à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr Coëtquidan. J’ai participé à la fondation de l’IRCOM. Je suis arrivé à l’ICES il y a 22 ans."

Comment voyez-vous votre métier d’universitaire ?

"Notre métier s’inscrit dans une longue tradition. La faculté de droit d’Aix en Provence et ses 610 ans d’existence nous donne une immense humilité qui nuance la vanité naturelle des universitaires. Dans le meilleur des cas, nous mettons en forme ce que des génies ont trouvé.

Tout mon parcours à la faculté de droit a été de faire comprendre l’économie à des étudiants, non pas à travers les mathématiques, mais sous forme littéraire. J’ai toujours souhaité avoir des grands amphis. Nos maîtres disaient : « on est un universitaire seulement si on a un amphi en première ou deuxième année », c’est l’ultima ratio, l’épreuve de vérité : tenir 600 jeunes de dix-sept ans et demi mal dégrossis et leur faire comprendre pourquoi saint Thomas d’Aquin condamne le prêt à intérêt…Voilà ce qui départage un professionnel d’un amateur.

Je n’ai pas abaissé un instant l’ambition que j’avais pour mes étudiants, le meilleur service à leur rendre : rester à la bonne hauteur. Ne jamais dicter un cours : un colloque singulier entre le professeur et l’étudiant. Je les amène à raisonner. Les connaissances ne sont que l’occasion du raisonnement. Prendre de jeunes esprits et les former, non pas à des rhétoriques artificielles, mais à raisonner librement, contre ce que leur éducation, l’opinion dominante et les médias leur ont appris."

Qu’est-ce qui vous fait encore venir à l’ICES à l’âge de la retraite ?

"J’ai contribué à créer la filière « Analyse économique » et le parcours droit- économie à l’ICES. J’ai également fait venir beaucoup d’enseignants d’Aix, Paris et d’ailleurs à l’ICES. Donner son temps pour l’ICES ne signifie pas qu’on n’aime pas l’université publique ! J’aime beaucoup l’université publique : les cours en toge, les traditions universitaires, etc. Mais malgré cela il y a beaucoup de péchés capitaux à l’université : le gigantisme, la bureaucratie, la politisation, l’électoralisme, la tyrannie du politiquement correct, l’absence de stimulant.

À l’ICES, ces maladies sont moins développées ! Ce n’est pas mon goût prononcé pour ce qui est iconoclaste qui me fait cependant vous dire ce qui suit : l’ICES aurait intérêt à intensifier la concurrence des opinions. Notre cher ICES est l’objet de convoitise idéologique pour certains qui voudraient transformer l’institution en une machine à fabriquer des militants. Or, depuis le premier jour, l’une des richesses de l’ICES a été sa diversité intellectuelle. Il ne faut pas que l’idéologie et la politique prennent en otage cette maison. Les événements récents aux lourdes conséquences ont opéré un rappel salutaire : les jeunes qui nous sont confiés par les familles ne sont pas des terrains d’expérimentation pour idéologues."

Serge Schweitzer participe à l'éducation des étudiants de à l'ICES

Propos recueillis par Philippe-Henri Forget le 23/03/2020